mardi, novembre 21, 2006

Hurt : La Pub Salit

Les publicitaires de Nike ont réalisé un très beau spot axé autour de la notion de souffrance. Ils n'ont cependant pas hésité à dénaturer la chanson "Hurt". Quite à véhiculer une étrange conception du sport.

Celui-ci se dégueule dessus. Celle-là se prend les pieds dans une haie puis termine sa course le nez sur la piste en dur. Cet autre s'écroule derrière la ligne d'arrivée, le corps traversé de spasmes.
Les images sont magnifiques. La musique sublime.
Le lien entre les deux ? Un mot. Un simple mot : souffrance (hurt).

La pub (via Youtube) :

Mais de quelle souffrance s'agit-il ?
La bande son de cette publicité est un titre de Johnny Cash, enregistré à la fin de sa vie, sur un quintuple album sobrement baptisé "American".

Le chanteur de Country va mourir. Et il le sait.
Il a alors décidé de publier ses compositions préférées et quelques reprises inédites qu'il interprète, justement, avec une immense sobriété. Celle de l'homme qui sait qu'en faire trop c'est salir la beauté.
Sa voix est posée. Les accords délicatement délivrés. Pas d'envolée ni d'effet qui pourraient distraire l'auditeur de l'essentiel. Et à ce moment là, l'essentiel pour Johnny Cash, c'est la musicalité des notes et le sens fondamental des mots.

Sur ce quintuple album Johnny Cash s'approprie avec maestria des titres de U2 ("One"), de Nick Cave ("Mercy Seat") ou de Soundgarden ("Rusty Cage").
Mais sa plus belle réussite est sans conteste ce "Hurt" magistral qui lui vaudra 6 nominations aux MTV Video Music Awards.



Et que nous raconte le Cow Boy magnifique avec cette "souffrance" tout en retenue ?
La fin d'une vie. La sienne, à lui, le chanteur qui la passa à chanter, à boire, et à fuir il ne sait trop quoi, à aimer et à oublier d'aimer, à vagabonder de ville en ville à la recherche d'une gloire qui, là, tout de suite, ne lui est plus d'aucun secours en face de cette énigme méthaphysique dont il aura bientôt la solution.
Et il a peur. Il ne veut pas le dire. Mais il n'arrive plus à le cacher.

"Pour ceux qui n'ont pas d'imagination, mourir c'est peu de chose. - écrivait Louis Ferdinand Céline - Pour ceux qui en ont, mourir c'est beaucoup trop".
Et Johnny Cash en a de l'imagination. Tout son royaume doré, visible dans son clip, n'est plus pour lui qu'un "empire crasseux", décrit dans la chanson.
Voila ce qu'est ce "Hurt", la souffrance finale de l'Homme devant sa futilité à l'heure de l'Epreuve.



Suite de souvenirs mélancoliques, d'un passé qui ne repassera plus, d'une époque morte dont il est le dernier dinosaure, d'une gloire qui l'a transformé en musée poussiéreux où ne résonne plus que le souffle du silence, des fantômes en noir et blanc délavé, en 8 mm baveux, en sépia abimé, ceux de ses semblables, ses amis, sa famille et cette femme, à peine montrée, à ce moment là morte, sa femme, dont la beauté traverse les rides pour vous en arracher un frisson d'outre-tombe et cette image terrible, presque horrible, d'un Johnny Cash qui joue son propre rôle, qui essaye de contrôler sa main en reversant ce verre de vin sur la table pleine de fruits et qui n'y arrive pas.
Et cette main tremble.
Pour de vrai.
Et cette main tremble parce qu'il va mourir.

Le clip original
("Hurt" repris par Johnny Cash - via Youtube) :




Rien à voir avec le sport et la glorification du dépassement de soi donc. Ni avec ce slogan qui d'un coup devient tellement provoquant par son contre-sens. "Avec les pompes Trucmuches, vous ne souffrirez plus" !

De la godasse à la grandeur de l'âme.
Mais lorsque l'on continue à dérouler le fil de l'histoire, on se dit que la pub salit vraiment la musique.

Johnny Cash n'a pas composé "Hurt". Il l'a volée, avec le consentement de son auteur, à l'homme orchestre le plus talentueux des années 90, toutes musiques confondues : Trent Reznor.
Il ne l'a pas trahie. Il lui a juste insufflé un autre sens du mot souffrance, tout aussi légitime que celui de l'originale. Comme une résonnance.



Car le "Hurt" de Trent Reznor, chanteur de Nine Inch Nails, c'est l'absolu désarroi d'un drogué de trente ans qui s'enfonce de plus en plus dans sa bulle et qui ne voit aucune raison d'en sortir. Le monde extérieur est sale.
Et pourtant.
Pourtant, quelquefois, il y a ces éclairs de beauté, ces raisons de croire en Dieu quand on y croit pas, ces fulgurances de la nature. Cruelle. Sauvage. Inhumaine parce qu'innocente.
Trent Reznor n'a pas composé une ènieme chanson dépressive pour adolescent suicidaire. Il a exprimer sa dichotomie, son tiraillement, son abattement qui annonce une résurection payenne, un espoir qui jaillit de la moisissure.

"Rien n'est jamais acquis à l'homme, ni sa force, ni son coeur, ni sa faiblesse". En attendant il se drogue, et cette souffrance est celle de l'aiguille qui lui rentre dans le bras, ce piquotement qui lui rappelle qu'il fait partie du monde des vivants.
Un monde que Trent Reznor, dans sa vraie vie, prend à bras le corps, entre deux fixes, par le partage de ses compositions et dans ses concerts hallucinés.
"Hurt" est la catharsis d'un homme jeune qui ne veut pas mourir parce sans vie, il n'y a plus de musique possible.

L'originale (de Nine Inch Nails - via Youtube) :


Dès lors quel étrange arrière-goût quand on revoit la pub. Vendre le culte du corps, le dépassement de soi, la souffrance physique en détournant une chanson sur la mort et la drogue dure, il y a comme un écho de dopage, il y a comme une ironie à voir ces corps se martyriser au son d'un Johnny Cash qui susurre "à quoi bon les gars ?".

Pourtant, il est à-peu-prês sûr que "Hurt" se retrouvera sur la prochaine compilation des meilleurs titres télé d'Universal.
Non vraiment, les créatifs salissent tout.



Indispensables ! :

American IV - Johnny Cash et le coffret American dans son ensemble.
The Downward Spiral - NIN



Sur scène avec David Bowie (via Youtube) :

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1 Comments:

At 23 novembre, 2006 03:29, Anonymous Anonyme said...

très bon article mister !!
Les "grandes marques" et leurs publicitaires nous ont habitués à détourner toutes sortes de choses pour servir leur image....
Et puis ils savent bien que le consommateur moyen n'ira pas analyser le sens de la chanson en détail... ne verra pas plus loin que le bout de son nez : ce qui compte c'est le mot récurrent "hurt", et l'émotion qui ressort de la mélodie+voix...
C'est leur nouveau crédo, le sport c'est émouvant, c'est des tripes, c'est ta vie.... Moi ? nan, je fais pas de sport ! :D

 

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